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Le bruit et la stupeur
--> Vanité du monde / Libération et Le Monde dans la tourmente ou comment les milieux d’affaires semblent prêts à mettre la main sur les deux grands quotidiens pas encore totalement formatés par l’argent et le conformisme de l’info spectacle
« Ca tape ça tape ça tape
Ca crie ça crie ça crie Ca tape ça crie ça gueule Et puis ça rotative Et l’encre fait aux gens des souvenirs encrés Et les nouvelles jouent aux quatre coins du monde Des nouvelles à la gland des nouvelles du monde… » Léo Ferré nous chantait ce Night and Day il y a bien trois décennies de cela, quand les esprits les mieux estampilllés lucides, les sommités les moins assommantes nous assuraient que les lendemains ne pourraient que chanter, vu que le choeur et les musiciens affichaient complet, que les solistes rivalisaient en audace, Yasser, Baader, les BR, que pour conduire l’orchestre les chefs le disputaient en prestige : Mao, Castro, le spectre de Trotski. On s’éveillait au matin du grand soir, nul n’en doutait, qu’on fût à gauche fièvreux ou à droite, peureux. La chute de l’Unité populaire, la mort d’Allende, pour dramatiques qu’elles fussent, venaient paradoxalement confirmer l’espoir du changement : si Moloch déployait ainsi toutes ses forces, c’était bien que le tenaillait la crainte d’être balayé « par le vent de l’Histoire ». Trente ans plus tard, il semblerait bien que Léo avait raison : rien jamais ne change, un drame suit une catastrophe, une épidémie expirante en couve une prochaine, le sida singe la syphillis ; un régime politique s’efface au profit d’une politique de régime, la Chine post-Mao a lié son destin économique avec celui de l’Amérique de Bush, ce qui ne l’empêche pas de se prétendre sans rire toujours communiste auprès d’un Fidel égal à lui-même, révolutionnaire coulé ad aeternam dans ce bronze dont on décore les places pour l’édification des foules et le bonheur des pigeons. En Iran, les Perses ont repris leur langue au shah pour l’offrir aux khomeinistes ; partout une tyrannie chasse l’autre, un libéralisme bureaucratique se substitue à une bureaucratie libérale, une dictature religieuse à une dictature populiste, le néocolonialisme au colonialisme ; des frontières réapparaissent, recréant le temps d’une future réorganisation des pays qui n’existaient plus, le règne de la marchandise succède à celui des idées, lesquelles s’insurgent en se ressourçant aux origines, l’ethnie, la tradition, la religion, l’obscurantisme. La star nioulouque sans chichis ou alors tellement chou remplace la star inaccessible à l’ancienne, l’audiovisuel remixe ad nauseam les recettes quadragénaires de la démagogie putassière, le mur de Berlin a abandonné la place à un supermarché, les anciennes victimes de l’apartheid méprisent leurs frères sidéens, l’Occident décadent, égoïste et narcissique provoque un Islam, et plus généralement des sociétés traditionnelles, humiliés, réactionnaires et frustrés dans un duel sans autre issue que l’éternel retour des lendemains de guerre, quand il faut réapprendre à se parler, reconstruire, recommencer ce que d’autres générations, avant, avaient déjà fait. Quel ennui pour qui est écoeuré « du sang, de la sueur et des larmes » ! quelle lassitude d’être marionnettes aux mains des manipulateurs ! Cette immense redite, cette perpétuelle répétition d’un monde fraternel toujours à venir, ne génère aucune mélodie inédite à laquelle se suspendre, rien que du bruit, avec tout ce que celui-ci suppose de perturbation superficielle, aussi agaçante qu’inutile. Les nouvelles ressassent à l’infini les toujours mêmes vieilles histoires en privilégiant le tragique d’un fatum erratique (ici un séisme, là une infection exotique, là encore un accident, un attentat), de sorte que l’humain moyen des sociétés prospères où l’insatisfaction et la routine suintent sous les néons du commerce remercie le ciel de rentrer intact le soir dans son cocon, et la profonde superficialité de questions sociétales réitérées jusqu’au vertige (le voile islamique, la Constitution européenne, la sécurité, par exemple, tous faux enjeux masquant de vrais clivages économiques et sociaux). Stupeur, ce bruit va empirer : Le Monde, déjà corrompu par la mégalomanie de ses dirigeants et par les puissances financières auxquelles ils se sont livrés, va finir par tomber pour de bon dans l’escarcelle des ploutocrates balladuriens amis du plagieur Minc*, tandis que Libération s’apprête à se vendre avec des minauderies de donzelle à des Bolloré ou des Rothschild, grands requins du bâtiment ou de la banque plus préoccupés, on s’en doute, par le publi-reportage complaisant que par l’information sans concessions. Les meilleurs plumes de ces deux quotidiens, à Libé surtout, vont devoir bientôt mettre du sirop dans leurs chroniques et autres tribunes, ou bien évoquer la clause de conscience avant d’aller pointer au chômage. Ne subsistera plus, pour les voix discordantes, que l’exutoire du Net, avec au moins, en dépit de la tendance désinformatrice aussi galopante ici dans l’ombre de la Toile que là-haut en surface et la faiblesse structurelle de tant de discours, une véritable liberté d’expression comme de ton. Combien de temps avant que Moloch ne ferme la vanne ? *A croire du reste que ce prétendu « sauveur » n’a jamais fait autre chose que préparer le terrain aux banquiers et assureurs qui rêvent de transformer Le Monde en Figaro bis ou autres Valeurs actuelles Ecrit par Skipp', le Vendredi 3 Décembre 2004, 14:35 dans la rubrique "@ctualité".
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à 14:40